Le New Space, l’Europe et la science-fiction
L’envoi de missions d’exploration spatiale est l’apanage du secteur public. Difficile en effet d’imaginer qu’un acteur privé décide d’envoyer une sonde explorer le soleil, comme Solar Orbiter, de l’ESA, ou des comètes, comme le fit la sonde Rosetta en 2016. Le secteur public investit de fortes sommes d’argent pour mieux connaitre le système solaire et l’univers, cette science fondamentale pouvant mener, à l’avenir à des applications et au développement d’un secteur privé.
Pourtant, certains films et romans de science-fiction imaginent l’intervention d’acteurs privés dans l’espace. Certaines stations orbitales appartiennent à des milliardaires dans Neuromancien.
Dans Solar attack un multimillionnaire investit 100 millions de dollars pour construire une navette afin d’étudier l’évolution du taux de méthane dans la très haute atmosphère terrestre. À long terme, des bases extraterrestres sont la propriété de multinationales ayant réussi à prendre la place des États dans la conquête du système solaire et de l’univers.
L’exploitation des ressources du cosmos est un enjeu stratégique important qui repose sur une organisation spécifique.
Les grandes agences spatiales sont depuis une dizaine d’années confrontées à l’émergence de nouveaux acteurs privés les challengeant dans de plus en plus de domaines. Space X, d’Elon Musk, est l’entreprise américaine la plus connue, puisqu’elle envisage même d’envoyer les premiers humains sur Mars dans la prochaine décennie.
La NASA lui confie des budgets importants, qu’elle utilise pour développer des technologies de pointe révolutionnant le transport spatial. L’Europe doit prendre exemple sur ce modèle venant des États-Unis pour aborder la conquête spatiale comme un enjeu susceptible de mobiliser un grand nombre d’acteurs privés, et non seulement une administration publique tentaculaire et parfois lourde à manipuler.
L’Europe consacre en effet un budget de plus en plus élevé à la conquête spatiale, bien que les montants soient considérablement inférieurs à ceux investis outre-Atlantique. Là-bas, on envisage ouvertement toutes les options pour optimiser et accélérer la civilisation du cosmos.
La science-fiction est bien mieux considérée qu’en Europe. L’industrie cinématographique produit régulièrement des fictions se déroulant dans l’espace, alimentant les esprits en représentations futuristes dans lesquelles l’humanité a domestiqué les espaces interplanétaires, ou est engagée dans une exploration avancée de l’univers. Un courant est apparu il y a quelques années, et accompagne, au moins par le nom, le courant du New Space, encore émergent, mais très prometteur. Il s’agit du New Space Opera, qui réactualise certains thèmes du Space Opera, courant qui a fait la gloire de la science-fiction des années 1930 aux années 1970.
Penser la place de l’homme hors de la Terre est devenu une spécialité de la science-fiction, qui y trouve selon Jerome Winter (Science Fiction, New Space Opera, and Neoliberal Globalism, Nostalgia for Infinity, University of Wales Press, 2017) le moyen d’y transférer les peurs et fantasmes générés par le système économique, et en l’occurrence, depuis une vingtaine d’années, par le néolibéralisme global. Penser un système cosmique anarchique, ou dans lequel les multinationales ont pris le pouvoir est un moyen de réfléchir aux conditions d’existence sur Terre. La série Star Trek a ainsi contribué fortement dans les années 1960 à motiver la population américaine à investir dans le programme Apollo.
Les fictions martiennes se multiplient aussi depuis plusieurs années, dans la lignée du film Seul sur Mars, accompagnant les annonces chaque mois plus prometteuses d’acteurs privés et publics envisageant de plus en plus concrètement l’envoi de missions habitées sur la planète rouge.
Dans ce contexte de regain de l’enthousiasme spatial aux États-Unis et dans le monde, grâce notamment au progrès technique et aux innovations dans ce secteur, l’Europe doit se positionner et fixer ses objectifs afin d’orienter sa R&D. Si le directeur de l’ESA envisage sérieusement d’implanter un village sur la Lune pour remplacer la station spatiale internationale qui devrait s’arrêter à la fin des années 2020, certains États, comme le Luxembourg, estiment qu’il devient urgent d’investir dans l’exploration des astéroïdes afin de préparer leur exploration minière à moyen terme. Pour cela, des conférences sont organisées régulièrement et des entreprises sont créées, certains acteurs étant convaincus de l’imminence du développement d’innovations permettant l’exploitation des minerais du système solaire. Si tel est vraiment le cas, l’Europe doit se préparer à un tel enjeu de la même manière qu’elle s’est mobilisée pour explorer le monde à la Renaissance, puis lors de la Révolution industrielle. L’idée d’une exploitation minière des astéroïdes fut évoquée dans la nouvelle « Edison’s Conquest of Mars », publiée par Garrett P. Serviss dans le New York Evening Journal en 1898. De nombreuses œuvres ont par la suite évoqué cette possibilité, et en 1979, l’idée fut popularisée dans le film Alien, puisque le vaisseau Nostromo était chargé de ramener sur Terre des millions de tonnes de minerais extraits d’un astéroïde.
La science-fiction a, à maintes reprises, évoqué la possibilité de construire de grandes structures ou des cités spatiales grâce à des minerais extraterrestres, permettant aussi de pallier leur raréfaction sur la planète bleue. L’imaginaire est utilisé pour représenter le futur de l’industrie spatiale. On trouve sur Internet, sur les sites spécialisés, des agences ou d’entreprises émergentes, des courts-métrages prospectifs empruntant leur esthétique à la science-fiction. Le genre est devenu un élément d’investigation stratégique. Il bénéficie d’un double avantage. D’une part, il constitue une culture globale dont les références sont connues par un grand nombre de personnes aux quatre coins du monde. D’autre part, les ingénieurs et les innovateurs l’utilisent pour développer de nouveaux concepts et des prototypes imaginaires, pouvant mener à des projets plus concrets ultérieurement. La science-fiction n’est pas seulement une métaphore de la réalité du système capitaliste, comme le suggère Winter dans la continuité de bon nombre de théoriciens des science fiction studies. Elle contribue à faire évoluer le système productif et les processus d’innovation en les alimentant avec un de ses carburants fétiches, l’imaginaire.
Ainsi, le secteur spatial n’échappe pas à ce processus. Bien au contraire. Il est un des champs les plus illustrés par la science-fiction, cette technoscience et cet imaginaire coévoluant depuis plus d’un siècle dans un processus d’émulation favorable à l’inventivité et à la créativité. La conjonction de l’imaginaire et du projet spatial ne peut mener qu’à des résultats détonants.
L’Europe a donc tout intérêt à favoriser l’expression de l’imaginaire spatial si elle ne veut pas passer à côté d’une révolution industrielle qui pourrait rapporter des trillons d’euros aux acteurs capables d’exploiter les richesses naturelles du système solaire. Pour cela, certains obstacles légaux doivent être contournés, et des arguments écologiques entrent aussi en compte. Il est exclu de dégrader les écosystèmes extraterrestres par exemple, ou de développer un état de guerre économique ou militaire dans l’espace interplanétaire. Pour cela, le recours à la science-fiction est une option crédible et rationnelle, car le genre est capable de subvertir un pragmatisme fort utile, mais susceptible aussi, parfois, de scléroser les approches les plus innovantes.
Les mutations de l’Agence spatiale européenne et son rapprochement avec l’Union européenne sont des enjeux importants des prochaines années, même si la libéralisation du secteur spatial pourrait aussi être une nouvelle trajectoire inéluctable. La science-fiction pourrait être un lien imaginaire central dans l’articulation des politiques spatiale entre les secteurs privé et public. En fédérant les visions collectives sur le futur cosmique de l’humanité, elle pourrait aussi être au centre de divergences majeures entre acteurs engagés dans la défense d’intérêts impérialistes ou particuliers.
Source : https://blogs.alternatives-economiques.fr/reseauinnovation/2020/03/09/le-new-space-l-europe-et-la-science-fiction
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